
Ils parlaient encore mais depuis longtemps je n'entendais déjà plus. Je ne m'étais jamais rendue compte moi-même de l'affection que j'avais pour lui. Je ne savais pas comment je l'aimais, si c'était de l'intimité pure, de l'amitié ou de l'habitude ou de tous ces sentiments réunis que se composait cet attachement. Mais l'idée de voir ainsi soudainement changées toutes ces relations qui s'étaient établies comme cimentées à notre insu ; la pensée qu'il allait me devenir étranger et indifférent, qu'il ne serait plus là, que je ne le verrais plus à toute heure, que je n'entendrais plus sa voix m'appeler, que je ne lirais plus dans ses yeux ce rayon de lumière éclatante qui m'éclairait doucement le cœur ; le vide et la nuit profonde que je me figurais tout à coup autour de moi, cette table où je ne le verrais plus assis, cette terrasse où je n'entendrais plus le bruit de ses pieds le matin, cette barque où sa place resterait inoccupée, et où je n'aurais plus conversation qu'avec le vent et les flots, les images pressées de tous ces moments passés me remontaient à la fois dans la pensée et s'évanouissaient tout à coup pour me laisser dans un abîme de solitude et de néant. Tout disparaissait à la fois. Je le sentis : ce sentiment confus jusque là et que je ne m'étais jamais avoué, me frappa d'une force que tout mon cœur tressaillit, et j'éprouvai une immense tristesse dans laquelle mon cœur était submergé. Je rentrai en silence dans ma chambre. Je me jetai tout habillée sur mon lit. J'essayai d'écrire, de lire, de penser, de me distraire par le travail capable de dominer mon agitation. Le trouble intérieur était si fort que je ne pus trouver le sommeil. Jamais son portrait ne m'avait apparut jusque-là aussi angélique et aussi obstiné devant mes yeux. Sa beauté même n'était rien pour moi jusqu'à ce jour, je confondais l'impression que j'en ressentais avec l'effort de l'amitié que j'éprouvais, et de celle que sa physionomie exprimait pour moi. J'ignorais qu'il y avait tant d'admiration dans mon attachement. Je ne me rendais pas bien compte de cela, même dans mes longues réflexions durant l'insomnie de cette nuit. Tout était si confus dans ma douleur comme dans mes sensations.
Je quittai mon lit avant qu'aucun bruit ne se fit entendre. Je ne savais quel instinct me portait à m'éloigner pendant quelque temps, comme si ma présence devait troubler la maison dans un pareil moment. Je sortis et pris au hasard la direction que me tracèrent mes pas. Je gravis péniblement les montagnes seule et parvins jusqu'au rebord extrême de la falaise. Je m'assis et contemplait le lever du soleil sur la campagne et sur la ville. Pourtant, j'étais insensible à ce spectacle que tant de voyageurs viennent admirer de mille lieues. J'avais beau regarder et embrasser l'espace, la nature entière ne se composait que pour moi de deux ou trois points sensibles, de quelques détails où mon âme aboutissait. Je m'imaginais les effacer du paysage et je n'imaginais qu'un vide éclatant où le regard se plongerait sans trouver ni repos ni fond. Fallait-il s'étonner après cela que les endroits les plus merveilleux de la terre soient tous contemplés d'un œil si divers? C'est que chacun porte en soi son point de vue. Un nuage sur l'âme décolore et couvre plus la terre qu'un nuage sur l'horizon. Le spectacle est dans le spectateur.
1 comment:
Hé ba ! Si c'est quelqu'un de réel, ton texte donne envie de savoir qui te fait passer par autant d'état différents !
Tu as plus que du talent pour l'écriture, tu as un don. Merci pour cette lecture =)
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